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mardi 5 février 2019

Parlons d'innovation avec…

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Yoan Fanise de DigixArt


Interview du 23 novembre 2018 réalisée par rOmain Thouy à Montpellier


13ème article d'une série d'interviews réalisés sur la gestion de l'innovation dans le domaine des industries créatives (jeux vidéo, films d'animation) de la région Occitanie.

Yoan FaniseYoan Fanise, directeur créatif de DigixArt, studio qu’il a cofondé avec la productrice Anne-Laure Fanise, en 2015.
"Dans le studio, j’ai principalement trois casquettes: en amont, j’imagine le concept général du jeu, son thème, son style, ce qui va le rendre unique. En ce moment, nous avons plusieurs idées que nous voulons explorer, c’est une démarche plus collective que pour le dernier projet. La seconde, c’est de diriger le projet au niveau créatif en mettant en place des documents sur la vision du jeu pour faire converger tous les acteurs, en définissant par exemple la courbe des émotions qui aidera à coordonner toute l’équipe sur les plots scénaristiques de base, en faisant toutes les semaines des revues des maps pour voir les lieux concrets imaginés par les levels designers. Enfin, la 3ème casquette, c’est le business development, c’est à dire la recherche de partenaires et de financements pour faire vivre le studio."

Formation : BTS audiovisuel, à Toulouse.

  • son 1er jeu : Beyond Good & Evil en Sound Designer
  • son 1er gros succès : Les Lapins Crétins et le fameux Bwaah
  • son dernier gros succès : 11-11 Memories Retold avec Aardman et Bandai Namco

" Je suis arrivé dans le jeu vidéo par hasard, en 2001. Quand j’étais enfant, j’étais passionné de musique et de sons, donc ensuite, naturellement, j’ai fait un BTS audiovisuel, une des rares formations publiques de son, qui se trouvait à Toulouse. Ce fut 2 années clés, avec des professeurs incroyables, qui bossaient pour France Inter, France Télé, sur des concerts, sur des tournages de long métrages. Il y avait à la fois le côté musique live, et le côté broadcast télé. Je faisais un peu de piano, de la composition MAO sur Cubase et le début des plugins VST. J’ai trouvé du travail à France Télévision et dans des boîtes de postproduction où je faisais du montage son. J’adorais créer des bruitages : j’en ai fait beaucoup pour des films d’animation, des courts et moyen métrages. Et un jour, Christophe Heral, le compositeur avec qui je travaillais, m’a demandé de faire des sons pour un jeu vidéo. Et j’ai dit pourquoi pas. C’était particulier, parce qu’il fallait faire plein de petits sons séparés plutôt qu’une bande son continue, c’était totalement nouveau. J’ai fait ça pour Ubisoft, pendant 2 ans, sur le jeu Beyond Good and Evil, qui est devenu célèbre plus tard. J’étais en externe, je créais des effets sonores, mais je voyais bien que les sons n’étaient pas joués dans le jeu. C’était une partie mystérieuse pour moi à l’époque. Donc, j’ai demandé à Ubisoft, “comment vous allez jouer ces sons dans le jeu ?”. Ils avaient un programmeur chez eux, qui ne venaient pas non plus de l’industrie des jeux vidéo et lui aussi, il se demandait “comment mettre ces sons dans le jeu.” Ce fut le début d’une longue aventure… "

" Quelques années plus tard, je me souviens d’un moment assez fort : ça se passait à Las Vegas, pour les Game Awards, dans lesquels nous étions nominés dans 2 catégories : Games for change et Best narrative [pour le jeu Soldats inconnus : mémoires de la Grande Guerre (Valiant hearts : the Great War, en anglais)]. Et à ce moment là, nous gagnons les 2, donc nous nous levons, et nous passons devant tous les nominés, dont telltale, et je me dis dans ma tête : "j’ai jamais écrit de scénario de ma vie, c’était mon premier, et nous gagnons le prix du best narrative". Cela m’avait fait un espèce de choc, j’étais désolé pour eux à cet instant, un peu comme si j’avais usurpé quelque chose ! "

Bonjour Yoan, tout d'abord, comment définis-tu l'innovation dans ton domaine ?

Bonjour rOmain.
Elle vient de la rencontre de plusieurs personnes et de l’envie de vouloir faire naître quelque chose qui n’existe pas encore. Mais parler d’innovations sous entend qu’il y a des choses qui n’en sont pas, alors que quand nous faisons des jeux vidéo, ou plus largement, des choses artistiques, nous sommes en permanence en train d’innover. Chaque micro action, chaque micro décision que nous prenons chaque jour, c’est de la création, de l’innovation, petite, mais réelle. Et c’est ce qui c’est passé tout au long de ma carrière et que je vais te raconter depuis le début...

L’ingénieur génial avec qui je bossais chez Ubisoft s’appelle Roland Ferrier (il est programmeur audio). Donc, tous les deux, nous nous sommes retrouvés à faire un moteur son pour jouer les sons dans les jeux, en démarrant … de rien ! A l’époque, c’était sous la console PS2 de Sony, avec des limites de mémoires, je crois qu’à l’époque c’était 2 Mo, donc fallait trouver comment rentrer les sons dans les 2 Mo, comment streamer du DVD, voir combien de sons il était possible de streamer à la fois. C’était super, parce que nous avons vécu l’aventure du jeu vidéo par nous-même, avec la documentation de Sony et beaucoup d’expérimentations. C’est à ce moment-là, que j’ai découvert à quel point le jeu vidéo est collaboratif, plus que le cinéma, dans lequel c’est très linéaire, très top/down, avec une organisation fixe, scénariste, directeur, etc., et où chacun a finalement un petit input de son métier dans la réalisation. Alors que dans le jeu, il n’y a pas cette linéarité, tout avance en parallèle. J’ai donc continué dans ce domaine et nous avons développé le jeu Peter Jackson’s King Kong (qui correspondait au film du même nom). C’était une super aventure parce que nous devions bosser directement avec l’équipe du film qui se trouvait en nouvelle zélande. Cette équipe venait de finir le Seigneur des anneaux, et parmi eux il y avait, pour moi, les meilleurs sound designer du monde : imagine que je bossais directement avec mes idoles du son, comme Chris Boyes ! C’était super impressionnant au début. Comme le jeu devait être fini avant la sortie du film, il fallait se tenir au courant et nous étions obligés d’anticiper. Donc je devais créer des sons pour le jeu King Kong, pour les dinosaures, avant même que les sons du film soient réalisés. C’était compliqué de savoir vers quoi l’équipe son du film voulait aller, pour le raptor, par exemple, ou pour tel ou tel type d’animaux. Du coup, je créais des sons que je leur envoyais et ils me faisaient des feedbacks, certains ont mêmes servi pour le film : imagine mon émotion!

Après ce jeu, j’ai travaillé sur Rayman. C’est à ce moment-là que Nintendo a annoncé en secret à Ubisoft que la Wii (qui s’appelait la Nintendo Révolution à l’époque) allait sortir au prochain Noël : une nouvelle console, avec une manette différente, dotée de gyroscopes, etc., Avec le prototype de la Wii nous nous demandions ce que nous allions bien pouvoir faire avec elle ? Les contrôleurs n’étaient pas très précis, le signal était très perturbé, mais c’était drôle quand même, tu avais les 2 mains séparées pour jouer. Au niveau du calendrier, nous étions 4 ou 5 mois avant la sortie de la console ! C’est à ce moment-là que j’ai commencé à porter une deuxième casquette, celle de créatif. Et c’est aussi le moment où nous avons fait les Lapins crétins. Au départ, c’étaient des mini jeux. Parce que ce n’était pas possible de faire plus en 3 ou 4 mois, et puis surtout, avec des mini jeux, des petites équipes pouvaient bosser sur plein de protos en parallèle. Nous nous réunissions à 4 tous les soirs pour nous demander "qu’est-ce qu’on fait ?", pour remplir des feuilles d’idées débiles sur ce que pourrait être le côté crétin des lapins. Nous sommes, par la force des choses, devenus tous les 4 (Jacques Exertier, Florent Sacré, Patrick Bodard et moi-même), devenues les co-créateurs des lapins crétins, sur une idée de Michel [Ancel] ; nous nous connaissions parfaitement puisque nous avions fait ensemble le premier Beyond Good and Evil et King kong. Nous connaissions aussi notre moteur sur le bout des doigts puisqu’il avait été développé à Montpellier (c’était le moteur Jade). J’ai d’ailleurs créé le petit jeu de danse des lapins crétins avec Christophe De Labrouhe, qui est devenu par la suite l’énorme hit Just dance. Ubisoft nous a demandé de refaire des lapins crétins, donc nous avons travaillé sur "Lapin crétins, la grosse aventure". Nous avons passé 3 ans dessus. J’ai trouvé ça un peu long et j’ai eu envie de faire quelque chose de plus sérieux. Donc, pour me décoller de l’étiquette Lapins crétins, j’ai eu envie de partir, envie d’aventure. Ubisoft m’a proposé de rester dans la compagnie mais à l’étranger, et j’avais le choix à l’époque entre Montréal, Shanghai ou Singapour.

Ce fut Singapour car le projet, hyper secret à l’époque, était de monter une équipe afin de créer un nouveau gameplay dans Assassin Creed : l’univers naval. Il y avait de la liberté créative, mais avec un objectif et une date précise. Donc j’ai déménagé en Asie pour 2 ans. Et avec une superbe équipe nous avons créé l’univers maritime de la série, qui est même devenu le coeur de Black Flag par la suite. Pour réaliser tout cela, j’ai repris ma casquette de sound designer, poussée à l’extrême : il fallait créer l’univers sonore le plus fin et le plus détaillé possible pour tout ce qui concerne le navire. Nous avions de gros moyens. Nous allions sur des îles pour enregistrer. C’était intéressant d’aller rechercher nous mêmes les sons, c’était très artisanal comme démarche et beaucoup mieux que d’utiliser des banques. Par exemple, les plus beaux sons de craquement que nous avons utilisé pour les phases navales ont été obtenus avec un énorme bambou à moitié cassé trouvé sur une plage de Bintan en Indonésie. J’étais avec une équipe son que j’avais pu recruter entièrement, avec des personnes de plusieurs pays d’Asie (Philippines, Malaisie) : une expérience humaine extrêmement enrichissante, une équipe réellement multiculturelle. Nous faisions des enregistrements de tout et n’importe quoi : des fois le hasard peut être heureux ! Nous trouvions des objets que nous malaxions à plusieurs pour obtenir des craquements incroyables, et en les pitchant, en les jouant plus graves, nous arrivions à avoir un vrai son de bateau. Entre le son que nous imaginons et le son réel pris sur un bateau, finalement, nous nous rapprochons plus de l’imaginaire en peaufinant des gros craquements qui donnent l’impression au joueur d’être aux commandes d’un gros bateau. C’est ce qu’on appelle l’effet “larger than life” : tout ce qu’il y a dans un film, au cinéma, est en fait beaucoup plus amplifié que la réalité. Les outils ne permettent pas de retranscrire la dynamique réelle d’un son, sa force, comme un coup de feu, par ex., ce n’est pas pour rien qu’il faut le saturer et le modifier dans un film : dans la vraie vie, c’est très fort. Nous sommes obligés de retravailler le son brut pour retrouver cette impression de force dans le jeu ou dans le film. Au delà de m’occuper du son sur ce projet, il y avait aussi un double challenge nouveau pour moi : il a fallu créer un studio from scratch, dans un nouveau pays, une nouvelle culture et recruter l’équipe pour faire un jeu AAA dans les temps. C’était un challenge très intéressant : la différence de culture des personnes a un fort impact sur l’approche créative. On réalise rapidement que nous sommes tous formatés de façon très différente dans notre manière de penser. Donc c’était intéressant car ma méthode créative est avant tout collaborative. Ce que l’on va créer va venir de tout un ensemble de personnes qui vont interagir, s’enthousiasmer les uns les autres, pour donner naissance à quelque chose de cool à la fin. Et là, de quitter une équipe française que je connaissais depuis des années pour repartir de zéro à l’étranger, c’était le vrai saut de la foi ! Je n’avais pas anticipé les différences culturelles, je pensais naïvement que tout le monde serait créatif, s'exprimerait et donnerait facilement ses idées, participerait aux débats. Mais en fait, non. Suivant les cultures et l’éducation, ce n’est pas le même fonctionnement. Dans la culture chinoise, par ex., tout doit venir du maître ; la hiérarchie a une incidence très forte sur les interactions. C’était donc un beau challenge d’arriver à “déformater” les profils psychologiques de certains membres de l’équipe pour pouvoir recueillir leurs opinions. Il a fallu créer un climat, un contexte de confiance, déstructurer le côté hiérarchique ; cela a pris du temps. Au niveau créatif, je pense qu’il ne doit pas y avoir de hiérarchie : tu ne vas pas oser exprimer une idée si tu sens que ton chef va la juger. C’est important de le préciser tout de suite, nous ne jugeons pas une idée, elle n’est pas bonne ou mauvaise, mais c’est ce que nous allons en faire qui va plaire ou ne pas plaire au plus grand nombre. Cette expérience m’a donc vraiment beaucoup appris sur le plan créatif, et introspectivement, également sur nous, sur les français, sur comment nous réagissons, sur nos qualités et nos travers aussi.

Après 2 ans là-bas, nous sommes rentrés en France, et j’ai lancé avec Paul Tumelaire, un artiste formidable, le jeu Soldats inconnus : mémoires de la Grande Guerre (Valiant hearts : the Great War, en anglais). A ce moment-là, je commençai à avoir une plus grande confiance : Assassin Creed III avait marché énormément, j’avais enchaîné une série de succès les uns après les autres avec de nombreux awards alors que nous savons tous que 8 projets sur 10 dans le jeu vidéo n’aboutissent pas, car c’est très difficile de terminer un jeu. Alors avec Paul nous avons lancé cette idée de jeu, en interne. C’était une période de creux à Montpellier, entre deux projets, donc moi j’imaginais l’histoire et Paul dessinait. J’avais fait aussi une petite vidéo : j’étais passé du montage son au montage vidéo quand j’étais à Singapour, en faisant des films pour la famille, qui était loin, et j’essayais, malgré la distance, de leur faire passer des émotions. C’est vraiment uniquement par l’expérimentation que nous arrivons à voir si les choses fonctionnent : elle nous permet de vérifier l’émotion suscitée. Je fais, je teste, si je ressens quelque chose, oui, non, je ne sens rien, est-ce qu’on pousse plus loin ou pas parce qu’on sent qu’il y a quand même un truc qui se passe / ou pas. Au bout de 3 mois, nous sommes montés à Paris comme prévu, et avons montré au board d’Ubisoft une vidéo très émouvante. Nous étions prévenus que beaucoup de ces présentations spontanées étaient souvent liquidées très vite. Mais en fait, nous avons touché Yves Guillemot, qui a même esquissé une larme (la vidéo prenait vraiment aux tripes). Il a compris que ce serait un jeu différent, un jeu qui parlerait autrement de la guerre et il a dit qu’il le voulait. Après son go, il a fallu convaincre toute la hiérarchie de réaliser ce jeu qui n’était pas prévu. Le jeu est sortit en juin 2014 et a trouvé un large public : pas au début mais sur la durée. Nous avons atteint plus de 5 millions de joueurs, et pour un petit jeu, c’est énorme.
Mon rôle sur ce jeu là a surtout été d’écrire l’histoire, la structure, les lieux, les personnages, la narration, la direction créative et audio, c’est-à-dire comment nous allions raconter et faire jouer cette histoire : tout cela était très nouveau pour moi. Je me suis beaucoup appuyé sur la musique pour y arriver : je brieffais les levels designers, en leur disant “voilà le mood” [mood = ambiance, émotion], et je leur faisais écouter une musique, parce qu’il n’y a rien de mieux qu’une musique pour décrire une atmosphère, plutôt que d’essayer avec des mots. Par exemple je demandais : “quand tu penses à ce niveau, écoutes cette track dans le casque, pour que cela colle avec le mood flow du jeu”. J’avais fait un énorme mood board, une espèce de document très précis sur l’évolution des émotions dans le jeu, afin de décrire toute la courbe émotionnelle que je voulais que le joueur ressente, composée et orchestrée d’émotions très précises. Dans un fichier Excel, j’avais une timeline, sur laquelle je mettais tous mes stickers d’émotions ; j’y ajoutais la musique et les gens pouvaient cliquer et écouter la musique, découvrir le thème historique, le gameplay. C’était un très gros document. L’avantage de Soldats inconnus, c’est que c’était un jeu linéaire, donc il n’y avait pas mieux comme document pour décrire le jeu. Pour les émotions, je m’étais basé sur le travail de Robert Plutchik, un théoricien qui avait modélisé, dans un diagramme qui porte son nom, toutes les émotions que le cerveau peut ressentir : il s’agit de la roue des émotions de Plutchik. Cette roue représente toutes les émotions que le cerveau peut ressentir. Plus vous vous trouvez en périphérie de la roue, plus vous êtes sur des sentiments humains, complexes, et plus vous vous rapprochez du centre de la roue, plus vous serez sur des sentiments animaux, primaires. Et l’intensité sera d’autant plus forte lorsque vous vous déplacez de l’extérieur vers l’intérieur de la roue. Dans le jeu Soldats inconnus, je ne voulais justement pas tomber dans le centre, mais bien susciter des émotions plus complexes. Et pour traduire ces émotions, j’ai utilisé la musique. Mais ce n’est pas un secret de fabrication, parce que depuis la naissance du cinéma les réalisateurs utilisent la musique pour sentir les émotions et surtout pour pouvoir les retranscrire, les partager avec d’autres. Soldats inconnus a bien marché, nous avons reçu des prix, un peu partout dans le monde.

J’ai alors eu l’impression d’avoir trouvé ma voie, et je me suis dit “je veux refaire un jeu comme ça!”. Nous avions fait un jeu qui avait du sens, qui parlait d’un sujet fort : l'accomplissement était beaucoup plus fort que le simple fait d’avoir fait un jeu qui marche commercialement. Après Soldats inconnus, Ubisoft voulait à juste titre nous remettre sur un jeu AAA, et moi, j’ai préféré suivre cette nouvelle voie : j’avais emmagasiné de la confiance, je me sentais suffisamment autonome. Et cet état d’esprit a coïncidé avec le début de la Frenchtech. J’ai croisé en ville cet espèce de gros coq rose. J’ai cherché sur internet, et j’ai vu que c’était une structure pour aider à la création d’entreprises. J’ai alors rencontré des gens du Business Innovation Center (BIC) de montpellier. Et décidé d’abandonner le confort d’Ubisoft pour repartir de zéro.
Je n’avais pas dans l’idée de créer seulement un studio pour un projet, c’est-à-dire un studio qui ne dépend que d’un projet de jeu et qui périclite après l’avoir réalisé. D’ailleurs, le BIC avait été très clair là-dessus. Donc nous avons d’abord conçu le studio comme un espace de créativité ; nous avons démarré d’en bas, parce que nous avions peu de moyens au départ, et nous avons décidé de commencer par créer un premier jeu sur mobile, car nous savions que cela coûterait moins cher à réaliser qu’un jeu pour console ou pc. Et nous sommes partis sur un jeu musical, ça t’étonne ? C’est ce que je maîtrisais le mieux. Dans ce jeu, nous avons mélangé deux ingrédients : la musique et la narration. Et cela a donné Lost in harmony (janvier 2016), un jeu musical de rythmes. Le jeu a été réalisé en seulement neuf mois, donc assez vite. Nous n’avions pas de budget marketing non plus, donc tout le monde nous disait “mais vous êtes fou, vous avez zéro euro de budget marketing, vous allez vous planter !”. Et moi je priai que les deux dieux des Stores, Apple et Google nous feature, c’est-à-dire que j’espérai qu’ils nous mettent sur leurs stores. Et c’est ce qui c’est produit, à la fois Apple et Google nous ont mis sur leurs plateformes d’achats en ligne. Le jeu a bien marché. C’était un jeu particulier à créer car c’est un mode runner inversé ; je tenais à ce que le joueur voit l’émotion des personnages sur leurs visages, d’où cette idée de les voir de face, courir vers le joueur. Mais c’était compliqué à réaliser au niveau du Game Design.
Le succès de ce premier jeu m’a permis d’aller beaucoup plus vite dans la roadmap du studio, puisqu’après j’ai rencontré des gros publishers, comme Bandai namco, qui nous a dit qu’il voulait travailler avec nous. Je leur ai parlé d’une idée de jeu que j’avais eu avec un autre studio, Aardman, que j’avais rencontré à un festival, et avec qui nous avions envie de faire un jeu en commun. Aardman avait envie de refaire un jeu sur la première guerre, mais d’un point de vue plus anglo-saxon (Aardman est un studio anglais), avec une approche artistiquement très différente, même au niveau des personnages et de l’histoire. Avec le premier jeu (Soldats Inconnus), j’avais bien vu que pour les anglais, la Première Guerre était quelque chose de vraiment marquant, beaucoup plus fort que pour nous, les français. Cela se retrouve dans la façon dont ils la commémorent, tous les ans : tout le monde arbore des coquelicots avant le 11 Novembre, c’est très touchant. Globalement, tous les pays du Commonwealth, Canada, Angleterre, Australie, etc., commémorent vraiment le 11 novembre, d’où le titre, 11-11: Memories retold. Bandai Namco était d’accord pour financer le projet, donc nous sommes repartis dans les tranchées, avec notre nouvel allié (Aardman), pendant 2 années hyper intenses : il a fallu tout faire de zéro, c’était compliqué. Il y avait beaucoup de ressources à parcourir, de documentation à lire. J’avais demandé à toute l’équipe de lire a minima certains ouvrages, de regarder tel ou tel documentaire, pour s’imprégner de cette période de l’histoire. Nous avons réussi à tenir le délai, puisqu’il ne fallait pas rater la date du 11/11 de l’année 2018. Pour y parvenir, nous nous sommes dotés de méthodes de production efficaces grâce à notre productrice Anne-Laure [Fanise]. Il a fallu se donner un cadre assez dur pour être non seulement créatifs, mais dans un temps donné, donc cela a rajouté une contrainte. Mais la pression engendrée par cette contrainte a été salutaire, je trouve. Je suis vraiment persuadé qu’il faut se fixer des deadlines dures en se disant : “ à telle date, nous devons avoir tel proto montrable” ; si nous n’avons pas de dates, nous laissons toutes les portes ouvertes, et il n’y a rien de pire que cela, surtout pour l’équipe. Même chose pour un programmeur, il ne peut pas mettre tous les ‘if’ du monde dans son code, il faut bien qu’il code quelque chose. Même si les programmeurs savent très bien qu’il faut toujours laisser de l’ouverture dans leur code !

Pour les lieux du jeu, j’ai été un peu plus directif, parce que j’avais beaucoup potassé les documents et les photos d’époque, et puis parce que les lieux m’inspirent, par leurs émotions, leurs ambiances, comme les tranchées qui ressemblent un peu à des cabanes d’enfants. Nous modélisions tout ça directement dans Probuilder, sous Unity, tout en grey boxes, sans texture, juste pour voir les volumes, pour pouvoir jouer dedans, pour se rendre compte des métriques, combien de temps je mets pour aller de là à là, etc.. C’était nécessaire pour orchestrer le lancement des dialogues, donc pour nous aider à bien gérer le temps et l’espace qui sont essentiels dans un jeu narratif. Et au fur et à mesure que les prototypes avançaient, semaine après semaine, avec plusieurs équipes en parallèle, il a fallu faire beaucoup de revues, d’une semaine sur l’autre, et donc itérer, en permanence, sur tous les niveaux en même temps. Nous avons fait des playtests assez tôt : d’abord avec des personnes que l’on connaissait et plutôt des game designers. Parce que pour évoluer dans les premiers prototypes, il fallait des capacité d’abstraction élevées ! Il fallait pouvoir se projeter dans des niveaux non texturés et des voix robots. Donc nous avons d’abord fait des tests avec des professionnels, puis après, petit à petit, avec des joueurs. Un des grands challenge du directeur créatif, c’est de laisser les gens s’exprimer et enrichir le jeu avec leurs retours, parce qu’entre le pitch de base et le jeu, il y a un monde. En revanche, à chaque fois, il y a une tendance à la dispersion, il y a forcément de la divergence, donc il faut s’assurer que les niveaux gardent leur âme, qu’ils respectent le fil conducteur de base, ou pas, d’ailleurs, parce que des fois ça ne marche pas non plus. Quand c’est sur papier, il faut savoir dire, comme les anglais “Kill the baby!” et abandonner l’idée. Il faut donc toujours pouvoir se remettre en question, et se dire que ce n’est pas parce que j’ai imaginé cette scène qu’elle est bonne. Comme il y a plusieurs designers, il faut être le garant de l’unité tout en laissant le concept s’enrichir de l’apport de chacun. C’est très subtil !

Comment portes-tu cette innovation?

En fait, dans notre démarche intrinsèque, nous sommes anti-faire-la-même-chose-que ! Mais il faut choisir ses batailles et ne pas réinventer la roue dans tous les domaines. Par exemple, sur les 3C [Contrôle (= comment on bouge), Camera (= comment on filme, fist or third person), Character (= qui on est)], nous avons longtemps testé une caméra très originale, fixée dans le sens du monde, face à la tranchée opposée, cela avait beaucoup de sens pour moi, mais au final les designers m’ont montré que cela créait trop de frustration et nous sommes revenus à une caméra plus classique.

Pourquoi est-ce si important d’innover?

Parce que nous ne voulons absolument pas que notre jeu ressemble à un autre ! Et cela peut être terrible, parce qu’à force de vouloir se différencier, tout devient risqué, et peut conduire à ce que le projet n’aboutisse pas parce qu’il y a trop de nouveautés. Et quand tu créées un studio, comme une entreprise, l’innovation est importante parce qu’elle peut apporter aussi du financement. D’ailleurs, concernant le financement de l’innovation, il y a quelque chose qu’il faudrait réellement faire évoluer en France : nous associons systématiquement l’innovation à la technologie, et nous ne tenons pas compte de l’innovation artistique, créative. Hors, dans les industries créatives, l’innovation n’est pas limitée à la technique. Nous faisons des jeux qui ne sont pas innovant techniquement et qui pourtant sont de la pure innovation.

Comment fais-tu pour innover?

D’abord, nous nous immergeons profondément dans le thème de ce que nous allons faire, en lisant des livres, en regardant des documentaires. Chaque membre de l’équipe doit s'imprégner du sujet, individuellement. Les ressources documentaires sont partagées, sous Pinterest, par exemple, avec toutes les personnes concernées, au moyen de tableaux. Nous faisons aussi beaucoup de brainstorms de map, de niveau : nous cassons les codes puisque dans ces brainstorms, il n’y a pas que le level designer en charge du niveau qui donne des idées, mais toute l’équipe, et le brainstorm est ouvert à tous les métiers, chacun peut venir sans sa casquette pour proposer ses idées sur le niveau en question. Souvent nous partons de photos ou de musique sous le Pinterest commun où tout le monde a pu contribuer en amont. Nous commençons par regarder tout ce que nous avons pu collecter et puis nous croisons toutes les idées. Il n’y a pas de journée réservée pour cela. C’est assez organique, c’est l’équipe qui le décide. Cela peut arriver plusieurs fois par semaine, surtout pendant la pré-production. En revanche, c’est beaucoup plus cadré en production, où là, nous préférons nous fixer un jour. Ce type de réunion peut durer au maximum ½ journée, s’il est nécessaire d’aller dans les détails.

Allez, Yoan, tu peux m’en dire un peu plus?

Nous avons aussi un énorme backlog d’idées partagé en ligne. Il contient n’importe quelle idée. Ce backlog idea est très extensif : dès que quelqu’un a une idée, il faut qu’il le note dedans ; j’ai toujours la peur qu’une idée s’envole si elle n’est pas notée. Même en mangeant, quand j’entends une idée, je la note dans le backlog, avec son auteur pour pouvoir ensuite la développer plus facilement avec lui. Mais personne n’est propriétaire de l’idée : le jeu, c’est vraiment le bébé commun de l’équipe. Ce fichier est intemporel, n’importe qui à n’importe quelle heure peut le renseigner : les idées ne suivent pas les 35 h !

Comment stimulez-vous l’innovation chez DigixArt ?

Nous faisons des workshops à l’extérieur (du studio). Sur le dernier projet, nous étions partis au Puy du fou. Il y avait les gens d’Aardman, nous, des writers, le musicien, il y avait tout le monde. Nous étions restés 4 jours sur place, je crois. C’était aussi pour que tout le monde se rencontre et fasse connaissance. Il fallait créer des liens forts, rapidement. Nous en avons refait un autre ici, plus tard, à Cap Omega, mais c’était moins fun parce que nous étions dans nos locaux. Sinon, j’aime faire voyager l’équipe. Cela fait prendre du recul. On voit souvent les choses différemment après. Donc, par exemple, nous allons chez Aardman, à Bristol. Nous participons aussi à des réunions créatives, dans des instituts français, qui nous invitent de temps en temps. Ou bien, nous nous déplaçons pour représenter la France à l’étranger. Par exemple, pour un festival en Pologne, qui n’était pas dédié au jeu vidéo : c’est important aussi, pour stimuler notre innovation, de ne pas se cantonner uniquement aux manifestations jeu vidéo. Je me souviens que j’avais rencontré des gens là-bas qui faisaient une aventure narrative avec Instagram, c’était génial. Au niveau veille dans la presse, nous lisons le magazine Edge. Pour la veille vidéoludique, c’est l’équipe qui est au courant de tout : ils jouent à tout, ils testent tout. C’est super, parce que moi, avec deux enfants j’ai beaucoup moins de temps ! Je vais aussi souvent à l’Enjmin [Ecole nationale du jeu et des médias interactifs numériques, Angoulême] du CNAM pour faire une intervention. Je montre ce que nous faisons, je teste les projets étudiants et cela me permet parfois de recruter de nouveaux collaborateurs.

Un petit scoop, sur le futur proche?

Haha, tout ce que je dirais pourra être retenue contre moi, plus sérieusement, ce sera narratif, consoles PC, mais très innovant, cela surprendra après 11-11 Memories Retold c’est certain. Suivez nous sur twitter @digixart pour les plus impatients.

Merci Yoan d'avoir partagé ta vision sur l'innovation.

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